Tout le monde en Europe s’accorde sur la nécessité d’investir davantage dans le climat, le numérique et la défense. La BCE a calculé qu’au moins 5 400 milliards d’euros seront nécessaires dans ces trois seuls domaines au cours de la période 2025-2031, dont 1,3 milliard provenant du secteur public. Mais personne ne sait comment ces besoins seront financés. Les instruments européens communs, tels que le budget de l’UE et le NextGenEu, sont limités ou en voie d’épuisement, sans perspective de capacité fiscale permanente.

Au niveau national, les États sont freinés par les contraintes du nouveau pacte de stabilité et (plus encore) par celles imposées par les marchés et la soutenabilité des déficits et des dettes. Quant au secteur privé, il n’existe toujours pas de marché unique des capitaux. Dans ce contexte, l’Europe n’a pas encore fait preuve d’une volonté politique d’aller au-delà des instruments lancés exceptionnellement pour le Covid. Et dans les prochains mois, l’absence de leadership européen pèsera sur l’impasse politique en Allemagne et en France.

Un déficit de 900 milliards d’euros dans le secteur public

Une grande partie des ressources nécessaires devra être investie par le secteur privé. Cependant, une part importante du montant total devra provenir du secteur public. Certains économistes de la BCE (Othman Bouabdallah, Ettore Dorrucci, Lucia Hoendervangers et Carolin Nerlich) ont estimé que les initiatives existantes de l’UE seront en mesure de fournir environ 400 milliards par le biais du budget de l’UE, de NextGenEu (actif seulement jusqu’à la fin de 2026), de la BEI et de programmes tels que InvestEu.

Par conséquent, le déficit estimé pour le secteur public est d’environ 900 milliards entre 2025 et 2031. Si l’on considère une fourchette possible de 20 % à la hausse et à la baisse, le chiffre pourrait fluctuer entre 0,6 et 1 % du PIB de l’UE chaque année.

Il ne sera pas facile de payer cette facture, en particulier pour les pays fortement endettés et présentant d’importants déficits structurels“, notent les économistes. L’Italie est dans une position difficile : elle a la deuxième dette la plus élevée (environ 140 % du PIB) après la Grèce et le déficit primaire structurel le plus important, suivie par la France selon les données de la Commission européenne.

Les nouvelles règles budgétaires

L’analyse de la BCE a montré que les nouvelles règles budgétaires peuvent aider en partie. En particulier, deux nouvelles règles peuvent faciliter la tâche des États. Premièrement, il sera possible d’étendre les plans d’ajustement de quatre à sept ans, dans le cas de réformes crédibles, libérant ainsi une marge de manœuvre budgétaire de 700 milliards au total sur la période 2025-2031.

Deuxièmement, les pays pourront maintenir un déficit structurel de 1,5 % du PIB après la phase d’ajustement, alors qu’auparavant l’objectif à moyen terme était de 0,5 %. En théorie, il y aurait donc 1 % de marge de manœuvre en plus par rapport à la version précédente du pacte de stabilité.

Toutefois, cette marge supplémentaire ne sera pas suffisante, selon les économistes de la BCE. Des goulets d’étranglement pourraient apparaître, liés par exemple à des contraintes dans la capacité d’investissement du secteur public. De plus, l’estimation totale de 5 400 milliards d’euros d’investissements ne prend pas en compte ceux nécessaires dans des domaines tels que la santé, l’éducation et la formation.

Certains Etats auront plus de difficultés, avec le risque d’une fragmentation du marché européen. En tout état de cause, l’analyse de la BCE rappelle, en donnant un exemple concernant la transition verte, qu'”aucun pays, même le plus riche, ne peut arrêter seul le changement climatique”. En d’autres termes, des actifs communs nécessiteraient un financement européen commun, comme l’a rappelé à plusieurs reprises l’ancien premier ministre et président de la BCE Mario Draghi.

L’absence de liens communs

Les nouvelles règles budgétaires de l’UE ont permis de réaliser des progrès, avec une consolidation budgétaire plus réaliste et un poids plus important accordé aux réformes gouvernementales. Cependant, de nouveaux mécanismes de financement communs font totalement défaut.

Le déficit de financement public de 900 milliards d’euros, selon les économistes de la BCE, “ne peut être comblé sans un engagement supplémentaire de l’Union” par le biais de ressources propres additionnelles, de nouvelles priorités dans le budget de l’UE et aussi d’émissions obligataires européennes. Les actifs sûrs communs sont la grande question non résolue de l’Europe. Leur introduction favoriserait également l’Union des marchés de capitaux (UMC) et, partant, les investissements privés.

Les déséquilibres des comptes publics et la méfiance entre les pays font que les euro-obligations sont encore loin d’être une réalité. La NextGenEu restera un instrument unique, malgré l’appétit des investisseurs pour les obligations européennes. Sans capacité fiscale commune, de nombreuses initiatives envisagées au sein de l’UE (telles que celles relatives à la CMU) produiront des avantages marginaux, mais pas de réels changements.

La voie vers une plus grande intégration européenne semble de plus en plus difficile à emprunter en Europe, compte tenu des difficultés des gouvernements français et allemand. Le “déficit de financement” est une question qui préoccupe les pays de la zone euro : elle sera également discutée au sein de l’Eurogroupe. Mais la prochaine législature européenne devra démontrer qu’elle est capable d’avancées concrètes sur la capacité d’investissement dans les secteurs stratégiques.