Les vétérans des crises européennes ont éprouvé la semaine dernière une impression de déjà-vu. Après que le président français Emmanuel Macron a convoqué des élections anticipées, les marchés boursiers européens se sont effondrés, l’euro a chuté et, plus inquiétant encore, les rendements des obligations d’État françaises ont augmenté, l’écart avec les rendements allemands atteignant son plus haut niveau depuis 2017.

La raison : la crainte que le parti eurosceptique d’extrême droite, le Rassemblement national (Rn), dirigé par Marine Le Pen, après avoir battu les centristes de Macron aux élections du Parlement européen, ne prenne la tête du gouvernement français. Quel que soit le résultat, Macron restera président jusqu’en 2027 et responsable de la politique étrangère et de la défense.

Les origines du Rassemblement National et l’opposition à l’euro

Depuis la crise de la dette qui a débuté en Grèce en 2009 et qui a failli détruire l’euro, les investisseurs sont attentifs à tout ce qui pourrait menacer la survie de l’Union européenne ou de la monnaie commune partagée par 20 de ses 27 membres. Mais une victoire du RN n’entrerait pas dans cette catégorie. À mesure que les partis d’extrême droite européens se rapprochent du pouvoir, leurs objectifs déclarés ne sont plus de quitter l’UE, mais de la réformer de l’intérieur. La nouvelle de la saison des élections européennes n’est pas la fragilité de l’UE et de l’euro, mais leur résilience.

Cela contraste avec les reculs de la mondialisation et de la gouvernance supranationale, une tendance qui a commencé en 2016 avec le Brexit, le vote britannique pour quitter l’UE, et l’élection de Donald Trump.

Le Rassemblement national a été fondé sous le nom de Front national en 1972 par Jean-Marie Le Pen, qui a attaqué les musulmans, nié l’Holocauste et qualifié le traité de Maastricht, qui a ouvert la voie à l’introduction de l’euro en 1999, de “mort de la France… secrètement élaborée dans les bureaux des technocrates internationalistes et dans les repaires des financiers internationaux.” Marine Le Pen, la fille de M. Le Pen, a pris le contrôle du parti en 2011, puis a expulsé son père en 2015 dans une tentative de rendre le parti plus acceptable pour les électeurs traditionnels. Mais elle a conservé l’hostilité de son père à l’égard de l’immigration, de l’UE et de l’euro.

La crise de la dette qui a débuté en Grèce en 2009 a mis en évidence les contradictions fondamentales de la monnaie commune. En permettant à des pays à forte inflation comme la Grèce et l’Espagne d’emprunter aux faibles taux d’intérêt de l’Allemagne, elle a alimenté la croissance de dettes insoutenables. Cependant, l’euro a survécu parce que sa popularité politique l’a emporté sur ses défauts économiques : les gens craignaient de voir leurs économies redénominées dans une monnaie locale dépréciée. Le chaos politique et économique du Brexit a découragé d’autres pays de suivre cet exemple. C’est un facteur clé de la défaite décisive de Marine Le Pen face à Macron lors de l’élection présidentielle de 2017.

L’inflation de ces dernières années n’a fait qu’accroître la méfiance à l’égard de l’aventurisme monétaire. Même les sceptiques du libre marché, comme le président nouvellement élu du Mexique et le président réélu d’Afrique du Sud, ont dû affirmer l’indépendance de leurs banques centrales. Trump, s’il est élu cet automne, pourrait trouver impopulaire de remettre en cause l’indépendance de la Réserve fédérale, comme certains alliés le lui proposent.

Le tournant de la droite européenne

Ces dernières années, les mouvements de droite sont revenus sur leurs projets de sortie de l’UE et de l’euro, tout en restant fermement opposés à l’immigration. “Nos adversaires macronistes nous accusent […] d’être en faveur d’un Frexit (Brexit français, ndlr), de vouloir prendre le pouvoir pour quitter l’UE“, a déclaré en mai Jordan Bardella, le candidat du RN au poste de premier ministre. Mais “on ne quitte pas la table quand on est sur le point de gagner la partie“.

Après la victoire du parti populiste de la liberté aux élections néerlandaises de l’automne, son leader, Geert Wilders, a renoncé à demander depuis longtemps un référendum sur l’appartenance à l’Union européenne. Après être devenue premier ministre de l’Italie, Giorgia Meloni est passée du statut de critique de l’UE à celui d’équipière, en soutenant l’Ukraine et en collaborant à la recherche d’une solution pour les finances italiennes. L’AfD allemande, quant à elle, souhaite toujours quitter l’UE, ce qui explique ses mauvais résultats aux élections du Parlement européen.

Tension entre les nationalistes et l’UE

L’adhésion de certains partis d’extrême droite à l’UE pourrait être plus tactique que philosophique. Et même si leur changement était réel, ils pourraient encore paralyser le processus décisionnel de l’UE de l’intérieur, que ce soit sur les politiques relatives au climat ou aux réfugiés ou sur les sanctions contre la Russie, comme le fait le dirigeant hongrois Viktor Orbán depuis des années. Le Rassemblement national maintient encore de nombreuses positions contraires à l’adhésion à l’UE, comme le fait de favoriser les entreprises françaises pour les marchés publics ou de quitter le marché européen de l’électricité.

Le point d’achoppement est la situation financière précaire de la France. L’année dernière, son déficit budgétaire était le deuxième plus important de la zone euro, après l’Italie, avec 5,5 % en pourcentage du produit intérieur brut, et sa dette, de 111 %, était la troisième plus élevée.

Les projets précédemment déclarés du RN, qui comprennent la réduction de la TVA sur l’énergie et l’abolition de l’augmentation de l’âge de la retraite décidée par Emmanuel Macron, pourraient encore aggraver le déficit. Mercredi 19, la Commission européenne, l’organe exécutif de l’UE, a notifié à Paris le dépassement de la limite de 3 % du déficit, ce qui devrait conduire à des négociations pour trouver une solution.

Bruxelles a accordé à la France une grande marge de manœuvre en matière de déficit, car elle est trop importante politiquement et financièrement pour échouer. Un conflit avec un gouvernement RN pourrait nuire à la crédibilité et à la cohésion de l’Union.

La Banque centrale européenne peut acheter des obligations de pays membres dont les rendements ont augmenté de manière excessive, à condition que le pays soit fiscalement sain ou qu’il s’oriente dans cette direction. Si l’obstination du Rassemblement national entraînait une hausse des rendements obligataires dans la zone euro, Krishna Guha, d’Evercore, pense que la BCE pourrait soutenir les obligations de pays coopératifs mais pas “le pays qui cause le stress“, c’est-à-dire la France. La crise, affirme-t-il, “se terminerait presque certainement par l’effondrement du nouveau gouvernement RN ou par la conclusion d’un compromis avec Bruxelles“.

Mme Le Pen et M. Bardella comprennent sans aucun doute ces contraintes, c’est pourquoi ils ont commencé à revoir leurs projets à la baisse, en les conditionnant au résultat d’un audit public. L’extrême droite peut vouloir emprunter une voie différente de celle du reste de l’Europe, mais sa liberté est limitée si elle veut conserver l’euro. Et les électeurs sont clairement de cet avis.